La
biomasse est-elle l’avenir de la production d’énergie ? A Gardanne,
près de Marseille, l’une des deux chaudières à charbon de la centrale
thermique a été convertie. Elle doit, à terme, engloutir 850 000 tonnes
de bois par an, dont 50% issues de coupes forestières, pour produire de
l’électricité. Mais entre les risques de pollutions ou celui d’une
surexploitation de la forêt régionale, le projet soulève de nombreuses
oppositions. Il interroge aussi la pertinence de la biomasse issue des
forêts comme solution face au réchauffement climatique, alors que le
gouvernement envisage, dans son budget 2019, de consacrer plus de 7
milliards d’euros aux énergies dites renouvelables : la consommation
industrielle de bois dans ces centrales est-elle soutenable ?
Décidément,
l’ancienne cité minière de Gardanne, posée au pied du massif de
l’Étoile entre Aix-en-Provence et Marseille, cumule les dossiers
sensibles en matière d’écologie. En premier lieu, les boues rouges de
l’usine d’alumine Alteo,
rejetées au large des Calanques.
Ensuite, à quelques centaines de mètres à peine, la non-moins
emblématique centrale thermique, forte émettrice de CO2 et dont les
fumées chargées de particules fines inquiètent les riverains. Une
nouvelle controverse est venue s’ajouter aux deux précédentes : la
conversion récente à la biomasse de l’une des deux chaudières de cette
centrale à charbon. Par son gigantisme, le projet pose de nombreuses
questions.
En quoi consiste-t-il ? Sous le terme « biomasse », on trouve toutes
les énergies développées à partir de végétaux, que ce soit des
agro-carburants, la méthanisation – production de gaz à partir de
déchets verts – ou, comme dans le cas de Gardanne, ce qu’on appelle du
bois-énergie, la production de chaleur et/ou d’électricité à partir de
la combustion du bois. Ici, le projet est à échelle industrielle : la
chaudière dénommée « Provence 4 » brûlera pas moins de 850 000 tonnes de
bois par an pour une puissance de 150 mégawatts. En phase de test
depuis quatre ans, la centrale biomasse est restée à l’arrêt tout l’été,
officiellement pour cause de
« réparation » et de
« révision annuelle », selon la direction. Depuis mi-septembre, l’unité est en fonctionnement normal,
« à sa puissance nominale ».
La question de l’emploi au centre du débat
Selon Uniper, l’entreprise allemande qui exploite la centrale, la
conversion de Provence 4 en biomasse aurait permis de conserver 180
emplois directs, et 1000 emplois indirects. La question de l’emploi est
au cœur des discussions entourant la centrale. Mais l’arrêt annoncé par
le gouvernement des centrales à charbon d’ici 2022 – et par conséquent
de la seconde chaudière, « Provence 5 »
[1] – laisse planer
une forte incertitude
sur l’avenir du site et de ses salariés, en position inconfortable.
Pour Nicolas Casoni, délégué CGT de la centrale de Gardanne, la décision
« est un affichage politique du gouvernement, qui veut faire croire
qu’il fait de l’écologie sans en faire vraiment. Mais ce sont nos
emplois qui sont menacés. » Autre motif d’inquiétude : Uniper, qui exploite aussi la centrale de Saint-Avold (Moselle), s’engage dans
une revue stratégique
de ses activités françaises qui pourrait aboutir à leur mise en vente.
Le site de Gardanne pourrait donc faire l’objet d’une recherche de
repreneur.
Nicolas Casoni réclame un
« moratoire sur le charbon ».
« Ceux qui veulent nous enlever le pain de la bouche nous trouverons sur leur route »,
ajoute le syndicaliste. Comme la CGT locale, la mairie communiste s’est
rangée du côté de la centrale biomasse, perçue comme une alternative au
charbon, malgré les protestations liées à ses nuisances immédiates et
les interrogations sur son caractère « renouvelable ».
Les particules fines émises par la combustion du bois sont la première nuisance pointée par les détracteurs de la centrale :
« Le filtre à manche [procédé industriel qui sert à retenir les particules fines, ndlr]
dispose
des meilleures techniques disponibles pour retenir les particules
issues de la combustion et les métaux lourds provenant des bois de
recyclage », défend le directeur des relations institutionnelles du site, Jean-Michel Trotignon, interrogé par
Bastamag
a l’occasion d’une visite du site. Mais pour les riverains, la
performance est insuffisante. L’installation ne permet pas la filtration
des particules fines inférieures à 2,5 micromètres, les plus
dangereuses pour la santé, car elles pénètrent profondément dans les
bronches.
La centrale thermique de Gardanne et ses deux tranches, l’une fonctionnant au charbon, l’autre à la biomasse
« Les poussières se disséminent aussi depuis les camions de bois avant, pendant et après les déchargements »,
ajoute Bernard Auric, le président de l’« Association de lutte contre
toute forme de nuisances et de pollution ». La critique est écartée par
la direction de la centrale : le trafic ne serait que d’une trentaine de
camions par jour, et les quais de déchargement seraient fermées
hermétiquement. Autre sujet de discorde : le bruit lié au fonctionnement
de l’unité biomasse. Un rapport communiqué aux riverains début juillet,
commandé par la Direction régionale de l’environnement, de
l’aménagement et du logement (Dreal), indique que les seuils
réglementaires de bruit sont fréquemment dépassés, en particulier la
nuit. La préfecture a enjoint l’exploitant de se mettre en conformité.
850 000 tonnes de bois consommées chaque année
En plus de ces nuisances directes, la biomasse telle qu’elle est
utilisée à Gardanne est-elle vraiment une énergie renouvelable ?
D’abord, la combustion du bois à Provence 4 ne se fera pas sans charbon.
Le combustible fossile sera utilisé jusqu’à 13% dans le processus de
production. Il s’agit de charbon pauvre extrait des terrils cévenols. En
ne dépassant pas le seuil réglementaire des 15% de ressources d’origine
fossile, Uniper peut prétendre à un tarif préférentiel de rachat de
l’électricité, équivalant à une aide de 1,5 milliards d’euros pendant
les vingt années d’exploitation autorisées.
Quid, ensuite, de l’approvisionnement en bois ? La centrale dépendra à
50% d’importations, au moins pour les dix premières années. Le bois
importé provient pour le moment d’Espagne... et du Brésil. L’autre
moitié est fournie
« localement », soit en fait dans un rayon de 250 km, par du bois de coupe forestière et du bois de recyclage
[2].
Une hérésie du point de vue des écologistes, au regard de l’imposant
volume de biomasse nécessaire : la centrale engloutira chaque année
850 000 tonnes de bois livrées sous forme de plaquettes ou bien broyées
sur place.
« La forêt méditerranéenne pousse très lentement. Il faut un délai
d’un siècle pour l’exploiter respectueusement. Les besoins d’Uniper
vont accélérer ces cycles de coupe », s’inquiète Jérôme Freydier, de
l’association SOS Forêt du Sud et syndiqué à la CGT forêt. Au
contraire, pour Jean-Michel Trotignon d’Uniper, la forêt est
« sous-exploitée » :
« Dès
qu’il y a un problème, Uniper est pointé comme bouc-émissaire. A terme,
notre plan d’approvisionnement proposera 50% de bois d’élagage et de
recyclage et 50% de bois de coupe, soit moins de 10% de ce que la forêt
méditerranéenne produit chaque année. » Le chiffre est, cependant, très loin d’être négligeable.
Les Parcs naturels régionaux attaquent au tribunal
Selon le responsable communication de la centrale, l’unité biomasse
permettra à la filière bois de se structurer, et aidera à une meilleure
gestion forestière ainsi qu’à la prévention des incendies, en évitant de
laisser les bois à l’abandon. Une vision partagée par la majorité des
exploitants forestiers, qui profiteront des coupes, mais battue en
brèche par des agents de l’Office nationale des forêts (ONF) et des
écologistes. Leur crainte est que la ressource en bois finisse par être
plus ou moins considérée comme une ressource minière (
lire l’un de nos précédents articles ici).
« Le développement du bois énergie à un niveau industriel pousse à la surexploitation et à l’artificialisation de la forêt »,
estime Nicholas Bell, d’SOS Forêt du Sud. Les forêts et leurs
écosystèmes complexes risqueraient d’être remplacés par des plantations
d’arbres, bien alignés en monoculture, et entretenus à coup d’intrants
chimiques comme le glyphosate
[3]...
« C’est comme l’agriculture qui ne veut faire que des grands champs de maïs », résume Gérard Grouazel, propriétaire forestier et sylviculteur, également membre de SOS Forêt.
Depuis la centrale de Gardanne, vue sur la Saint-Victoire, le
village de Meyreuil et la plus haute cheminée industrielle de France
(297m) qui évacue les fumées et particules de la tranche charbon
Les Parcs naturels régionaux du Luberon et du Verdon s’inquiètent de
cette possible évolution. Ils se sont joints à une saisine du tribunal
administratif de Marseille, aux côtés d’associations et de collectivités
des Alpes-de-Haute-Provence, qui a abouti à l’annulation de
l’autorisation préfectorale d’exploitation de la centrale biomasse, le 8
juin 2017. En cause : la première étude d’impact sur les forêts
alentour ne concernait qu’une zone de... 3 km autour de la centrale,
alors que la coupe de bois « local » concerne un rayon de 250 km,
intégrant notamment le massif du Lubéron (à 70 km de la centrale), le
parc du Verdon ou encore le Parc national des Cévennes. Mais le
lendemain, un nouvel arrêté ré-autorisait l’exploitation, le temps d’une
régularisation.
Les Parcs naturels régionaux ont été
sommés
par Renaud Muselier, président LR de la Région PACA, de rentrer dans le
rang et de signer une convention avec la centrale, sous peine de voir
leurs subventions supprimées
[4]. Le dossier fait d’ailleurs partie
des renoncements de Nicolas Hulot.
L’ancien ministre de la Transition écologique et solidaire avait fait
appel de la décision de justice aux côtés d’Uniper. La cour
administrative d’appel de Marseille devrait rendre son jugement sur le
fond d’ici la fin de l’année. La décision sera déterminante quant à
l’avenir de la centrale.
Risques de conflits d’usage
Pour ses détracteurs, la centrale entre aussi en concurrence
d’approvisionnement avec d’autres unités de bois-énergie, notamment à
Brignoles (Var) et Pierrelatte (Drôme), qui prélèvent chacune 150 000
tonnes de bois supplémentaire chaque année. Sans oublier la papeterie de
Tarascon (Bouches-du-Rhône), qui en consomme plus d’un million
[5]... Des conflits d’usage sont à prévoir.
« Plus un seul tronc ne resterait pour être transformé en planche, poutre, palette ou papier », estime Nicholas Bell, de SOS Forêt du Sud.
Stockage de bois pour la Centrale de Gardanne / Crédits
Gaétan Hutter
Couper des arbres dans l’unique but de les brûler serait contre-productif :
« On ne valorise pas la filière bois en brûlant. On valorise les usages durables comme le bois d’œuvre ou l’isolation »,
explique Jérôme Freydier, de la même association. Un rapport
parlementaire de 2013, mené par le député local François-Michel Lambert
(à l’époque EELV, désormais LREM), parvient aux mêmes conclusions :
« Couper du bois pour ne produire que du bois-énergie reviendrait à cultiver du blé pour ne produire que de la paille »,
peut-on y lire.
« On ne se fournit que de bois qui ne pourrait pas être valorisable autrement », avance de son côté le représentant d’Uniper.
Brûler du bois : une valorisation durable ?
Partout en Europe, le « bois-énergie » est présenté comme une
alternative climatique au très polluant charbon. La directive énergies
renouvelable de l’Union européenne en cours de discussion prévoit que la
part des énergies considérées comme renouvelables soit porté à 32%
d’ici 2030, dans le mix énergétique de l’UE (contre
environ 13 %
actuellement). De quoi favoriser l’essor du bois-énergie parmi les
autres sources de production jugées renouvelables. Or, pour des ONG et
certains scientifiques, la
« neutralité carbone » du bois-énergie est un leurre.
Pire, sa combustion serait plus néfaste pour le climat que celle du
charbon. 190 scientifiques ont ainsi adressé une lettre à la Commission
européenne en septembre 2017 pour faire part de leurs préoccupations.
« La
conservation des forêts naturelles et des forêts anciennes est
importante pour [...] l’atténuation du changement climatique. [Elles]
fonctionnent comme des puits de carbone. »
Le Conseil consultatif scientifique des académies européennes a livré une analyse similaire, dans
un rapport sur
« la multifonctionnalité et la durabilité des forêts de l’UE », publié en avril 2017.
« Une
utilisation non durable des forêts (par exemple menant à un changement
d’utilisation des terres ou à une conversion des forêts anciennes à une
gestion intensive à plus courte rotation) réduit inévitablement le
stockage du carbone dans les arbres vivants et les sols forestiers »,
y apprend-t-on. En clair : les plantations d’arbres, coupées
régulièrement pour alimenter une centrale biomasse, stockent bien moins
de CO2 qu’une véritable forêt, laissée à l’écart d’une exploitation
industrielle.
Une fuite en avant vers le bois énergie
« Les branches laissées sur place font de l’humus qui reconstitue le sol », illustre le syndicaliste forestier Jérôme Freydier.
« Si
les forêts sont exploitées de manière plus intensive en permanence à
cause de la bioénergie, elles ne parviendront jamais à régénérer le
réservoir de carbone perdu », complète la FERN, une ONG de plaidoyer pour la forêt basée à Bruxelles, dans
une note d’octobre 2016
intitulée « Brûler des arbres pour produire de l’énergie n’est pas une
solution pour enrayer le changement climatique ». Habituellement, le
carbone du sol finit par se fossiliser. Ce cycle, qui conduit à la
formation du charbon et du pétrole, serait aujourd’hui menacé. Pour
Nicholas Bell, le recours au bois-énergie fait partie des
« fausses solutions qui sont de vraies menaces pour la planète de la même façon que les agrocarburants ».
Ces alertes n’empêchent pas l’Office national des forêts (ONF)
d’exporter du bois vers une centrale danoise et EDF de préparer la
conversion de ses centrales au charbon en centrales à biomasse
[6]. De Gardanne au nord de l’Europe, la fuite en avant vers le bois-énergie semble enclenchée.
Pierre Isnard-Dupuy
Crédits photos : Pierre Isnard-Dupuy. Sauf stockage de bois pour la centrale de Gardanne :
Gaétan Hutter.