Dans
les Alpes et les Pyrénées, les premières stations de ski ouvrent leurs
pistes. Face à la hausse des températures et à la baisse de
l’enneigement, les stations croient avoir trouvé la parade, avec la
généralisation des canons à neige. Problème : les quantités d’eau
nécessaires pour produire la neige artificielle sont considérables,
menaçant les réserves locales en eau potable. Ce qui n’empêche pas les
régions alpines de consacrer des millions d’euros de subventions à ces
équipements. Alors que les glaciers fondent et que l’eau se raréfie,
l’enneigement artificiel est-il vraiment une priorité collective ?
Enquête.
Si
certains ont su tirer profit du changement climatique en montagne, ce
sont bien eux : les canons à neige. Les conséquences de nos émissions de
gaz à effet de serre se font chaque année un peu plus sentir sur le
manteau blanc qui recouvre les massifs. Les chiffres sont toujours plus
inquiétants : dans les Alpes, le réchauffement des températures, estimé
entre 1,6°C et 2,2°C depuis 1950, s’est accéléré depuis la fin des
années 80, entraînant la fonte des glaciers et la diminution de
l’enneigement au sol – 25 jours de moins par an, en moyenne.
Dans les stations, personne ne vous dira le contraire : au fil des saisons, l’hiver offre de moins en moins de neige. « Depuis 1990, la raréfaction de la neige est flagrante : nous n’en avons quasiment plus à Noël. Et l’an passé, on a dû aller chercher de la neige ailleurs pour assurer la saison », raconte Gérard Burnet, premier adjoint à la mairie de Vallorcine, petit village à 1200 mètres d’altitude niché du côté de Chamonix. Même son de cloche sur le plateau du Vercors, où l’on constate « l’augmentation de la fréquence des hivers sans neige », selon François Nougier, conseiller municipal de Lans-en-Vercors.
Dans leur course à l’or blanc, les stations de ski ont trouvé la parade : la « neige de culture » – préférée au terme de neige artificielle – que fabriquent les « enneigeurs » – les canons à neige – au bord des pistes. Apparues il y a moins de trente ans, ces infrastructures connaissent un développement très rapide : « Les premiers canons à neige sont arrivés après des hivers de très faible enneigement en 88, 89 et 92. Aujourd’hui, près de 7 000 hectares sur les 20 000 hectares de pistes dans les Alpes en sont équipés », rapporte Pierre Spandre, ingénieur de recherche à l’Irstea et au Centre d’études de la neige de Grenoble. Plus d’un tiers du domaine skiable alpin dépend donc de la neige artificielle. La quasi-totalité des stations possède au moins quelques canons à neige : « En 2014, sur 55 stations interrogées dans les Alpes, une seule n’était pas équipée », poursuit le chercheur.
Le développement de la neige artificielle a trouvé de nouveaux relais politiques à la tête des deux régions alpines : avec Laurent Wauquiez, président de la Région AURA (Auvergne-Rhône-Alpes), et Christian Estrosi, président de la Région PACA, avant d’en démissionner en mai dernier, les canons à neige ont pu compter sur des alliés de poids. Le premier a annoncé une aide de 50 millions d’euros pour la neige artificielle sur les six prochaines années, tandis que le second évalue au double son plan « smart mountains », pour redessiner les stations du futur.
Lire ici notre article sur l’écologie dans les régions passées à droite.
Ces investissements régionaux entraînent également les départements, sur le modèle « 1 euro investi par la Région, 1 euro investi par le conseil départemental ». Réuni en congrès à Beaune (Côte-d’Or) début octobre, les domaines skiables français se félicitent d’« un peu moins de 30 millions d’euros de subventions (…) spécifiquement fléchés pour l’équipement en matériel d’enneigement artificiel sur la période 2016-2018 » en Auvergne-Rhône-Alpes.
Même à Vallorcines, petite station jusqu’alors vierge de tout canon à neige, l’appel d’air financier fait cogiter : « C’est vrai qu’on étudie la possibilité d’investir », reconnaît Gérard Burnet. Le projet fait pour l’heure face à un enjeu de taille : « Cela nécessite de études sur l’eau, qui n’ont pas encore été réalisées. On ne peut pas faire n’importe quoi : les sources sont à un niveau très bas, nous n’avons pas de nappe phréatique et nous avons connu des années à fort stress hydrique, avec très peu de pluies l’été et une neige qui disparaît peu à peu du glacier. Dans ce contexte, on est encore loin d’avoir de la neige artificielle à Vallorcines. »
Le chiffre est aujourd’hui connu et admis par tous les interlocuteurs : un hectare de piste en neige artificielle consomme 4 000 m3 d’eau par an, l’équivalent d’une piscine olympique, produits par trois canons à neige. Soit à peu près 28 millions de m3 d’eau consommée chaque année par les enneigeurs. Soit ce que consomment en eau potable un demi-million de Français [1]. Cette eau ne se retrouve pas mécaniquement, une fois la neige fondue, dans le cycle naturel : « On estime à 30% le taux de perdition d’eau par sublimation [passage à l’état gazeux, ndlr] dès lors qu’on la transforme en neige artificielle », détaille Vincent Neirinck, co-directeur de Mountain Wilderness. Surtout, ce volume ne cesse d’augmenter : « La croissance observée est assez régulière, à raison d’1 million de m3 supplémentaires chaque année. Et encore, ce sont des chiffres établis avant le plan Wauquiez… », constate Thomas Guiblain, à la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna) en Isère.
À mesure que le réchauffement climatique va diminuer l’enneigement, mais aussi le volume des ressources en eau disponibles, les canons à neige peuvent-ils devenir un facteur aggravant de stress hydrique ? « L’usage de l’eau en milieu alpin est multiple, rappelle Vincent Neyrinck. Il y a les usages domestiques, l’agriculture, l’hydroélectricité et la biodiversité, également : un étiage trop bas dans les rivières met en péril les milieux naturels. Il est indispensable de réfléchir à la préservation de cette ressource. »
Une approche qui est confirmée par Carmen de Jong, professeure en hydrologie à l’Université de Strasbourg : « On estime que les prélèvements de l’enneigement artificiel représentent 0,5% du cycle de l’eau total sur le bassin du Rhône. Mais c’est absurde de raisonner comme cela, car les problèmes se jouent essentiellement au niveau local, c’est à dire en altitude. »
Les conflits d’usage, notamment avec la distribution d’eau potable, ne seraient pas rares à en croire la chercheuse, qui a travaillé sur la question pendant près de dix ans à l’université de Savoie : « À l’hiver 2017, il y a eu des mesures de restriction d’eau dans les Alpes, et en Suisse, des stations ont dû fermer leurs pistes à cause de la rareté de l’eau. Il y a eu près de 60 jours sans précipitation, on aurait également dû interdire les canons à neige dans certaines stations françaises. »
Plus récemment, c’est L’Alpe d’Huez, et son bon millier de canons à neige, qui a vu un projet immobilier ajourné pour cause de ressource en eau insuffisante : « La station est alimentée par le Lac Blanc ; il n’y a pas d’autre source. Or ce lac connaît des fuites naturelles. L’épuisement de ses ressources est rapide, et créé des situations très tendues autour des mois de février et de mars. Seuls 1000 lits supplémentaires ont été autorisés sur un projet qui en prévoyait 7000 au départ, le préfet estimant qu’il n’y avait pas assez d’eau », raconte Thomas Guiblain.
Avec la plus longue piste d’Europe, la piste Sarenne et ses 16 kilomètres, équipée en 2014 de plusieurs dizaines de canons à neige tout au long du tracé malgré son altitude de départ à 3300 mètres, pas sûr que les conflits autour de la disponibilité en eau ne se règlent facilement, au cours des prochaines années.
Pis, avec la moitié des enneigeurs alimentés par des retenues collinaires construites spécialement pour la production de neige, il existe un risque de perturbation globale du fonctionnement hydrologique : « On stocke de l’eau qui aurait coulé autrement, avec tous les impacts que cela peut avoir sur les étiages des cours d’eau dans le bassin versant. Car c’est évidemment au moment où on en a le plus besoin, que la ressource devient la plus limitée », décrypte Jacques Pulou.
Sans compter l’impact énergétique induit par le pompage destiné à recharger la retenue d’eau au cours de l’hiver – car on enneige évidemment plusieurs fois par saison : « Cela devrait représenter une consommation de 160 000 kWh, soit une augmentation de 40% de la consommation électrique de la station à Lans-en-Vercors, où la retenue en cours de construction doit pouvoir accueillir 26 000 m3, calcule François Nougier. Tout ça pour trois mois d’utilisation dans l’année, à un moment où l’on fait de grands discours pour ne pas gaspiller l’énergie. »
Considérée comme un palliatif à court-terme, la neige artificielle interroge en profondeur le modèle de développement des stations de sport d’hiver : « Quand on parle ski, les stations entendent "assurance-vie". Or on sait qu’il va devenir de plus en plus difficile de maintenir des stations en dessous de 1500 mètres. Il faut donc sortir de cette lorgnette à cinq ou dix ans. Une retenue collinaire, c’est tout de même 25 ans d’amortissement ! Est-ce que cela a encore un sens d’un point de vue climatique et économique ? », interroge Aurélie Campoy, secrétaire générale de la Commission locale de l’eau en Isère.
Pour François Nougier, la réponse est toute trouvée : « Les canons à neige sont une rustine. On veut nous faire croire que le système actuel peut perdurer, alors qu’il faudrait repenser sa logique à long-terme. » Les canons à neige, ou le paradoxe de cette voiture qui va de moins en moins vite tout en consommant de plus en plus... En témoigne l’histoire récente de Saint-Pierre-de-Chartreuse : « La station était en déficit chronique et pour y faire face, elle a décidé d’investir dans des canons à neige : aujourd’hui, elle est sous tutelle de la préfecture. », raconte Pierre Mériaux, élu à la montagne à la ville de Grenoble. Mais avec le réchauffement climatique, la possibilité de produire de la neige de culture est elle-même mise en cause : outre la baisse des volumes d’eau disponible, la diminution des vagues de froid pourrait rendre l’utilisation des canons de plus en plus incertaine. Et laisser plusieurs collectivités face à de véritables gouffres financiers. Une autre allégorie, en somme : celle de l’arroseur arrosé.
Barnabé Binctin
Cet article est publié dans le cadre d’une série de reportages et d’enquêtes sur les enjeux de la gestion de l’eau et des sols dans le contexte du réchauffement climatique, réalisée avec le soutien de France Libertés - fondation Danielle Mitterrand. www.france-libertes.org
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Le delta du Danube, une immense « réserve de biosphère » menacée de destruction
Trois ans après la mort de Rémi Fraisse, l’urgence d’une agriculture qui ne gaspille plus les ressources en eau
En Cisjordanie, l’accès des palestiniens aux ressources en eau devient une question brûlante
En Pologne, un bras de fer s’engage pour sauver la dernière forêt primaire d’Europe de l’exploitation intensive
Dans les stations, personne ne vous dira le contraire : au fil des saisons, l’hiver offre de moins en moins de neige. « Depuis 1990, la raréfaction de la neige est flagrante : nous n’en avons quasiment plus à Noël. Et l’an passé, on a dû aller chercher de la neige ailleurs pour assurer la saison », raconte Gérard Burnet, premier adjoint à la mairie de Vallorcine, petit village à 1200 mètres d’altitude niché du côté de Chamonix. Même son de cloche sur le plateau du Vercors, où l’on constate « l’augmentation de la fréquence des hivers sans neige », selon François Nougier, conseiller municipal de Lans-en-Vercors.
51% des domaines menacés par le réchauffement
À terme, ce sont toutes les stations de sports d’hiver de moyenne montagne, en-dessous de 1500 mètres d’altitude, qui sont fortement menacées. En 2009, la Direction départementale de l’équipement et de l’agriculture de Savoie estimait même que, dans le cas d’une hausse de la température de 2°C, seuls 49% des domaines existants en Haute-Savoie seraient encore considérés comme « fiables », du strict point de vue de l’enneigement naturel. En attendant, de premières stations comme Val Drôme ou Drouzet-le-Mont ont déjà dû abandonné leur activité d’hiver, mettant la clé sous les pistes.Dans leur course à l’or blanc, les stations de ski ont trouvé la parade : la « neige de culture » – préférée au terme de neige artificielle – que fabriquent les « enneigeurs » – les canons à neige – au bord des pistes. Apparues il y a moins de trente ans, ces infrastructures connaissent un développement très rapide : « Les premiers canons à neige sont arrivés après des hivers de très faible enneigement en 88, 89 et 92. Aujourd’hui, près de 7 000 hectares sur les 20 000 hectares de pistes dans les Alpes en sont équipés », rapporte Pierre Spandre, ingénieur de recherche à l’Irstea et au Centre d’études de la neige de Grenoble. Plus d’un tiers du domaine skiable alpin dépend donc de la neige artificielle. La quasi-totalité des stations possède au moins quelques canons à neige : « En 2014, sur 55 stations interrogées dans les Alpes, une seule n’était pas équipée », poursuit le chercheur.
Le canon à neige, alpha et oméga du développement des stations
Le processus est presque inexorable, à en croire Christian Reverbel, ancien directeur du service des pistes de l’Alpe d’Huez : « Aujourd’hui, la neige de culture est considérée comme un outil indispensable pour les stations de sport d’hiver. » Ce qui ne devait être initialement qu’une solution d’appoint face aux variabilités d’enneigement est ainsi devenu l’alpha et l’oméga des politiques de développement des stations, la solution pour réduire la « vulnérabilité à l’aléa climatique » : « Les études les plus récentes et l’amélioration des techniques confirment régulièrement la pertinence des stratégies déployées par les professionnels sur la neige de culture (…), une aide efficace à l’exploitation et à la garantie des emplois », énoncent Domaines skiables de France et l’Association nationale des maires des stations de montagne, dans un rapport conjoint. « La dynamique en faveur de la neige de culture est très forte. On estime que le taux d’équipement atteindra 45% en 2020 », confirme Pierre Spandre.Le développement de la neige artificielle a trouvé de nouveaux relais politiques à la tête des deux régions alpines : avec Laurent Wauquiez, président de la Région AURA (Auvergne-Rhône-Alpes), et Christian Estrosi, président de la Région PACA, avant d’en démissionner en mai dernier, les canons à neige ont pu compter sur des alliés de poids. Le premier a annoncé une aide de 50 millions d’euros pour la neige artificielle sur les six prochaines années, tandis que le second évalue au double son plan « smart mountains », pour redessiner les stations du futur.
Lire ici notre article sur l’écologie dans les régions passées à droite.
Ces investissements régionaux entraînent également les départements, sur le modèle « 1 euro investi par la Région, 1 euro investi par le conseil départemental ». Réuni en congrès à Beaune (Côte-d’Or) début octobre, les domaines skiables français se félicitent d’« un peu moins de 30 millions d’euros de subventions (…) spécifiquement fléchés pour l’équipement en matériel d’enneigement artificiel sur la période 2016-2018 » en Auvergne-Rhône-Alpes.
28 millions de m3 d’eau consommés chaque année...
« C’est une dépense d’argent public colossale que l’on pourrait utiliser, au contraire, pour diversifier l’offre de notre station : le ski ne fait pas tout en montagne », regrette François Nougier. Dans sa station de Lans-en-Vercors, le projet visant à enneiger 20 hectares sur les 48 que compte la station (contre 6 hectares actuellement) sera opérationnel dès cet hiver. Coût de l’opération : 2,7 millions d’euros, pris en charge à 25% par la Région et 25% par le département de l’Isère, le reste étant financé par emprunt.Même à Vallorcines, petite station jusqu’alors vierge de tout canon à neige, l’appel d’air financier fait cogiter : « C’est vrai qu’on étudie la possibilité d’investir », reconnaît Gérard Burnet. Le projet fait pour l’heure face à un enjeu de taille : « Cela nécessite de études sur l’eau, qui n’ont pas encore été réalisées. On ne peut pas faire n’importe quoi : les sources sont à un niveau très bas, nous n’avons pas de nappe phréatique et nous avons connu des années à fort stress hydrique, avec très peu de pluies l’été et une neige qui disparaît peu à peu du glacier. Dans ce contexte, on est encore loin d’avoir de la neige artificielle à Vallorcines. »
Soit l’équivalent de la consommation en eau de 540 000 habitants
Les canons à neige se caractérisent par un coût financier conséquent – de 5 à 7 euros/m3 d’eau transformé en neige, « en tenant compte des coûts en eau et en électricité ainsi que de l’investissement général pour la construction du réseau d’eau, du système d’air comprimé, voire de la retenue collinaire si besoin, de la salle des machines... et de leur amortissement » précise Pierre Spandre. Ils impliquent également des prélèvements importants sur la ressource en eau.Le chiffre est aujourd’hui connu et admis par tous les interlocuteurs : un hectare de piste en neige artificielle consomme 4 000 m3 d’eau par an, l’équivalent d’une piscine olympique, produits par trois canons à neige. Soit à peu près 28 millions de m3 d’eau consommée chaque année par les enneigeurs. Soit ce que consomment en eau potable un demi-million de Français [1]. Cette eau ne se retrouve pas mécaniquement, une fois la neige fondue, dans le cycle naturel : « On estime à 30% le taux de perdition d’eau par sublimation [passage à l’état gazeux, ndlr] dès lors qu’on la transforme en neige artificielle », détaille Vincent Neirinck, co-directeur de Mountain Wilderness. Surtout, ce volume ne cesse d’augmenter : « La croissance observée est assez régulière, à raison d’1 million de m3 supplémentaires chaque année. Et encore, ce sont des chiffres établis avant le plan Wauquiez… », constate Thomas Guiblain, à la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna) en Isère.
À mesure que le réchauffement climatique va diminuer l’enneigement, mais aussi le volume des ressources en eau disponibles, les canons à neige peuvent-ils devenir un facteur aggravant de stress hydrique ? « L’usage de l’eau en milieu alpin est multiple, rappelle Vincent Neyrinck. Il y a les usages domestiques, l’agriculture, l’hydroélectricité et la biodiversité, également : un étiage trop bas dans les rivières met en péril les milieux naturels. Il est indispensable de réfléchir à la préservation de cette ressource. »
« Des stations ont dû fermer à cause de la rareté de l’eau »
Le volume global de l’eau dans les Alpes, le « château d’eau de l’Europe », semble encore loin d’être menacé. « Les bassins hydroélectriques, qui mobilisent des volumes d’eau bien plus considérables, ont un impact beaucoup plus sensible sur les débits des cours d’eau en bassin versant, confirme Jacques Pulou, responsable du pôle eau à la Frapna régionale. Le problème, c’est la répartition de l’eau : à certains endroits, les canons à neige peuvent créer de vrais conflits d’usage. »Une approche qui est confirmée par Carmen de Jong, professeure en hydrologie à l’Université de Strasbourg : « On estime que les prélèvements de l’enneigement artificiel représentent 0,5% du cycle de l’eau total sur le bassin du Rhône. Mais c’est absurde de raisonner comme cela, car les problèmes se jouent essentiellement au niveau local, c’est à dire en altitude. »
Les conflits d’usage, notamment avec la distribution d’eau potable, ne seraient pas rares à en croire la chercheuse, qui a travaillé sur la question pendant près de dix ans à l’université de Savoie : « À l’hiver 2017, il y a eu des mesures de restriction d’eau dans les Alpes, et en Suisse, des stations ont dû fermer leurs pistes à cause de la rareté de l’eau. Il y a eu près de 60 jours sans précipitation, on aurait également dû interdire les canons à neige dans certaines stations françaises. »
Conflits d’usage avec l’eau potable
La question de l’usage de la ressource a même été l’objet d’un véritable pugilat politique dans la station des Gets, épisode que raconte Élodie Magnier, hydrologue, dans un intéressant article publié en 2016 : « En pleine saison 2006-2007, le maire refuse la mise en fonctionnement des canons pour protéger les réserves d’eau potable et éviter tout risque de pénurie. Le directeur de la société d’exploitation des remontées mécaniques, opposé à cette décision pour le bon fonctionnement du domaine skiable, démissionne au cours de l’hiver. (…) Il y a donc bien eu ici une situation de conflit entre deux usages, l’usage pour l’alimentation en eau potable de la station, et l’usage pour la production de neige. »Plus récemment, c’est L’Alpe d’Huez, et son bon millier de canons à neige, qui a vu un projet immobilier ajourné pour cause de ressource en eau insuffisante : « La station est alimentée par le Lac Blanc ; il n’y a pas d’autre source. Or ce lac connaît des fuites naturelles. L’épuisement de ses ressources est rapide, et créé des situations très tendues autour des mois de février et de mars. Seuls 1000 lits supplémentaires ont été autorisés sur un projet qui en prévoyait 7000 au départ, le préfet estimant qu’il n’y avait pas assez d’eau », raconte Thomas Guiblain.
Avec la plus longue piste d’Europe, la piste Sarenne et ses 16 kilomètres, équipée en 2014 de plusieurs dizaines de canons à neige tout au long du tracé malgré son altitude de départ à 3300 mètres, pas sûr que les conflits autour de la disponibilité en eau ne se règlent facilement, au cours des prochaines années.
Des conséquences sanitaires et énergétiques
Outre la question de la quantité, les canons à neige pourraient bien perturber également la qualité de l’eau sur les massifs. « La valeur du PH est modifiée par la neige artificielle, et il y a un manque d’oxygène par rapport à la neige naturelle, souligne Carmen De Jong. Elle favorise surtout la prolifération de différentes bactéries. » Il y a deux ans, la chercheuse avait dénoncé l’utilisation d’un additif, le Snomax, utilisé dans la neige artificielle, aux effets potentiellement dangereux pour la santé.Pis, avec la moitié des enneigeurs alimentés par des retenues collinaires construites spécialement pour la production de neige, il existe un risque de perturbation globale du fonctionnement hydrologique : « On stocke de l’eau qui aurait coulé autrement, avec tous les impacts que cela peut avoir sur les étiages des cours d’eau dans le bassin versant. Car c’est évidemment au moment où on en a le plus besoin, que la ressource devient la plus limitée », décrypte Jacques Pulou.
Sans compter l’impact énergétique induit par le pompage destiné à recharger la retenue d’eau au cours de l’hiver – car on enneige évidemment plusieurs fois par saison : « Cela devrait représenter une consommation de 160 000 kWh, soit une augmentation de 40% de la consommation électrique de la station à Lans-en-Vercors, où la retenue en cours de construction doit pouvoir accueillir 26 000 m3, calcule François Nougier. Tout ça pour trois mois d’utilisation dans l’année, à un moment où l’on fait de grands discours pour ne pas gaspiller l’énergie. »
« L’enneigement artificiel devrait être l’un des derniers usages »
« Les canons à neige sont révélateurs de tous les dysfonctionnements de l’industrie du ski », estime Vincent Neyrinck. Notamment l’absence de loi de régulation et d’encadrement. « Il n’y a aucune réglementation, donc aucun contrôle ni suivi sur l’utilisation de l’eau », témoigne Carmen de Jong. « Dans une logique de marché, les coûts de fabrication de la neige artificielle sont pris en compte par les usagers, soit les skieurs, analyse Ricardo Petrella, économiste italien spécialisé sur les problématiques d’eau. Mais un autre coût n’est pas pris en compte, c’est la raréfaction de l’eau. L’enneigement artificiel devrait être l’un des derniers usages, dans un contexte de raréfaction hydrique. » Le chercheur en appelle à des régies collectives, participatives et les plus locales possible, pour gérer ce bien commun : « Cela doit impliquer tous les acteurs concernés et être coordonné par une structure publique : ce ne sont pas les acteurs privés qui sont les mieux placés pour protéger la ressource. »Considérée comme un palliatif à court-terme, la neige artificielle interroge en profondeur le modèle de développement des stations de sport d’hiver : « Quand on parle ski, les stations entendent "assurance-vie". Or on sait qu’il va devenir de plus en plus difficile de maintenir des stations en dessous de 1500 mètres. Il faut donc sortir de cette lorgnette à cinq ou dix ans. Une retenue collinaire, c’est tout de même 25 ans d’amortissement ! Est-ce que cela a encore un sens d’un point de vue climatique et économique ? », interroge Aurélie Campoy, secrétaire générale de la Commission locale de l’eau en Isère.
Pour François Nougier, la réponse est toute trouvée : « Les canons à neige sont une rustine. On veut nous faire croire que le système actuel peut perdurer, alors qu’il faudrait repenser sa logique à long-terme. » Les canons à neige, ou le paradoxe de cette voiture qui va de moins en moins vite tout en consommant de plus en plus... En témoigne l’histoire récente de Saint-Pierre-de-Chartreuse : « La station était en déficit chronique et pour y faire face, elle a décidé d’investir dans des canons à neige : aujourd’hui, elle est sous tutelle de la préfecture. », raconte Pierre Mériaux, élu à la montagne à la ville de Grenoble. Mais avec le réchauffement climatique, la possibilité de produire de la neige de culture est elle-même mise en cause : outre la baisse des volumes d’eau disponible, la diminution des vagues de froid pourrait rendre l’utilisation des canons de plus en plus incertaine. Et laisser plusieurs collectivités face à de véritables gouffres financiers. Une autre allégorie, en somme : celle de l’arroseur arrosé.
Barnabé Binctin
Série « Eau et climat », en partenariat avec France Libertés
Cet article est publié dans le cadre d’une série de reportages et d’enquêtes sur les enjeux de la gestion de l’eau et des sols dans le contexte du réchauffement climatique, réalisée avec le soutien de France Libertés - fondation Danielle Mitterrand. www.france-libertes.org
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