Appel à la reprise de la migration vers les Cévennes
Le déferlement prévisible de l'industrie forestière en Cévennes a été rendu possible par
la double réalité locale :
– de la prolifération d'une ressource surabondante, couvert forestier souvent
étouffant, produit de l'essaimage incontrôlable d'essences mises en place par les
activités humaines antérieures : chênes verts, châtaigniers, pins maritimes,
plantations de résineux;
– et de la désertification humaine.
Ces deux faces ne se rejoignent pas par hasard : dès 1955, un aménageur avant la lettre,
Charles BIEAU lançait l'idée de vider les Cévennes de leur population en supprimant
l'agro-pastoralisme au profit de la forêt, ce qu'il systématisait ensuite par un projet de
« parc » (!), ancêtre du PNC, combinant économie forestière intensive et tourisme.
- I -
L'amplification de l'exploitation industrielle du bois dans les Cévennes suit son cours :
s'ajoutent aux fournitures connues de l'usine de pâte-à-papier de Tarascon, celles de la
surenchère énergétique, des usines conditionnant les granulés et plaquettes pour les
foyers domestiques ou des lieux de production, pour le marché international ou les
chaudières des collectivités locales; et, pour couronner le tout, celles fournissant les
centrales génératrices d'électricité reconverties à la biomasse de Pierrelatte et de
Gardanne.
Quand elle entre en action, la puissance capitaliste est indissociable de haute
productivité, de division du travail et de sous-traitance pressurée : après qu'ont été
extraits grumes, billons, fûts, chaque parcelle de bois rasée reste un champ de ruines, un
amoncellement chaotique de déchets abandonnés (grosses et petites branches, etc.),
d'ornières creusées par des engins énormes. Un court instant le voisinage a pu être
soulagé qu' « on » le débarrasse de l'ombre de résineux envahissants par exemple, avant
de devenir inconsolable de la dévastation qui a résulté de ce travail express.
- II -
À la fin des années soixante le dépeuplement en Cévennes avait été endigué du fait de
l'émergence d'une sensibilité hostile à la « société de consommation » alimentant un
exode urbain et une migration durable vers les montagnes. Maintenant, cette réussite
partielle devient, par contrecoup, un frein à l'installation de nouvelles générations pour
remplacer les précédentes, qui commencent à défaillir, même si le goût pour la frugalité
leur est commune; entretemps le bâti ancien rénové à la fin du XXème siècle a pris de la
valeur et devient inaccessible pour les jeunes déserteurs du développement ; et la
conversion en gîtes pour le tourisme dissuade l'habitat-à-l'année. Enfin les résidences
secondaires (parfois de 50% des habitations) véritable habiter dégradé aide à vider le
pays. La propriété privée qui sort du droit d'usage verrouille l'accès d'autrui aux
ressources. Voilà pourquoi le dernier recensement de l'INSEE, pour l'année 2014 (paru en
2016 ) - même si des lieux de vie quasi clandestins, d'« habitat précaire », yourtes etc.
peuvent ne pas être enregistrés - rapporte une baisse de la population dans les Cévennes. Pour toutes ces raisons, la population en Cévennes ne vit plus avec la forêt mais à côté :
leur parcours commun a divergé et dans la distance ouverte s'insère la puissance
industrielle. À l'inverse, même si de rares oasis de châtaigneraie ré-entretenue
entretiennent la flamme d'un possible, dans le même temps l'amputation par l'État des
primes agricoles à la pâture sous châtaigniers signe l'extension programmée du couvert
forestier; tandis que du fait des successions la plupart des héritiers citadins perplexes sur
la localisation de leurs parcelles boisées peuvent s'en soulager par une gestion confiée à
des courtiers locaux sous-traitants des industriels du bois.
- III -
C'est le même mouvement qui doit nous amener à une double remise en question :
– on ne peut s'opposer à l'industrie forestière qu'en remettant en question ce couvert
forestier devenu indéfendable en l'état (délaissé et pillé, ni sauvage, ni
entretenu...), subi (avec ses machines intrusives) plutôt que vécu; en refaire un
monde sensible, associé veut dire habité avec des abords peuplés;
– maintenir la qualité d'accueil et de refuge que les Cévennes ont pratiquée pour les
migrants (protestants d'abord, plus tard juifs et antinazis pendant l'Occupation,
enfin déserteurs urbains de l'après-68) signifie remettre en cause l'existant, c'est-à-
dire la planification du territoire qui veut enfermer les Cévennes dans le réservoir-
réserve du tryptique biomasse-tourisme-résidences secondaires.
C'est dire si devient incontournable le préalable stratégique suivant : se soustraire à la
matrice idéologique convenue qui veut exempter la victime de sa propre remise en
cause, comme si la seule responsabilité était à imputer au vilain exploiteur, à la
méchante multinationale : il suffit que nous ayons été instruits par le précédent du
mouvement ouvrier qui dénonçait l'exploitation capitaliste sans remettre en cause
l'idolâtrie du travail et en perdit toute virulence révolutionnaire.
Pareillement, les opposants à la prédation sur la biomasse seraient bien avisés de faire
de cette aspiration commune à dénoncer l'escroquerie énergétique un levier pour se
remettre en cause comme citoyens et consommateurs urbanisés, victimes passives.
Comment avons-nous donc vécu pour laisser la porte ouverte aux délires
productivistes ? En renonçant à s'organiser pour nos tâches vitales, en les confiant à la
seule efficacité des médiations économiques et technologiques, nous avons cristallisé
désert rural et "métropoles" surpeuplées.
Pour nous, l'exemple cévenol atteste qu'habitat (peuplement) et ressources ont été liés en
un équilibre sans cesse réinventé, mais maintenant rompu. Il nous reviendrait en tant
qu'habitants, avec nos voisinages affinitaires, de mettre en discussion les besoins dont
on nous affuble, de nous former en " Commune" permettant de prendre nos affaires en
main, en poussant jusqu'au refus de la numérisation intégrale de la vie, et de ses relais
ces monstrueux et énergivores data centers.
En Cévennes, janvier 2017
Bogues, revue papier créée en 2013 (4 numéros parus) et bogues.fr
Le déferlement prévisible de l'industrie forestière en Cévennes a été rendu possible par
la double réalité locale :
– de la prolifération d'une ressource surabondante, couvert forestier souvent
étouffant, produit de l'essaimage incontrôlable d'essences mises en place par les
activités humaines antérieures : chênes verts, châtaigniers, pins maritimes,
plantations de résineux;
– et de la désertification humaine.
Ces deux faces ne se rejoignent pas par hasard : dès 1955, un aménageur avant la lettre,
Charles BIEAU lançait l'idée de vider les Cévennes de leur population en supprimant
l'agro-pastoralisme au profit de la forêt, ce qu'il systématisait ensuite par un projet de
« parc » (!), ancêtre du PNC, combinant économie forestière intensive et tourisme.
- I -
L'amplification de l'exploitation industrielle du bois dans les Cévennes suit son cours :
s'ajoutent aux fournitures connues de l'usine de pâte-à-papier de Tarascon, celles de la
surenchère énergétique, des usines conditionnant les granulés et plaquettes pour les
foyers domestiques ou des lieux de production, pour le marché international ou les
chaudières des collectivités locales; et, pour couronner le tout, celles fournissant les
centrales génératrices d'électricité reconverties à la biomasse de Pierrelatte et de
Gardanne.
Quand elle entre en action, la puissance capitaliste est indissociable de haute
productivité, de division du travail et de sous-traitance pressurée : après qu'ont été
extraits grumes, billons, fûts, chaque parcelle de bois rasée reste un champ de ruines, un
amoncellement chaotique de déchets abandonnés (grosses et petites branches, etc.),
d'ornières creusées par des engins énormes. Un court instant le voisinage a pu être
soulagé qu' « on » le débarrasse de l'ombre de résineux envahissants par exemple, avant
de devenir inconsolable de la dévastation qui a résulté de ce travail express.
- II -
À la fin des années soixante le dépeuplement en Cévennes avait été endigué du fait de
l'émergence d'une sensibilité hostile à la « société de consommation » alimentant un
exode urbain et une migration durable vers les montagnes. Maintenant, cette réussite
partielle devient, par contrecoup, un frein à l'installation de nouvelles générations pour
remplacer les précédentes, qui commencent à défaillir, même si le goût pour la frugalité
leur est commune; entretemps le bâti ancien rénové à la fin du XXème siècle a pris de la
valeur et devient inaccessible pour les jeunes déserteurs du développement ; et la
conversion en gîtes pour le tourisme dissuade l'habitat-à-l'année. Enfin les résidences
secondaires (parfois de 50% des habitations) véritable habiter dégradé aide à vider le
pays. La propriété privée qui sort du droit d'usage verrouille l'accès d'autrui aux
ressources. Voilà pourquoi le dernier recensement de l'INSEE, pour l'année 2014 (paru en
2016 ) - même si des lieux de vie quasi clandestins, d'« habitat précaire », yourtes etc.
peuvent ne pas être enregistrés - rapporte une baisse de la population dans les Cévennes. Pour toutes ces raisons, la population en Cévennes ne vit plus avec la forêt mais à côté :
leur parcours commun a divergé et dans la distance ouverte s'insère la puissance
industrielle. À l'inverse, même si de rares oasis de châtaigneraie ré-entretenue
entretiennent la flamme d'un possible, dans le même temps l'amputation par l'État des
primes agricoles à la pâture sous châtaigniers signe l'extension programmée du couvert
forestier; tandis que du fait des successions la plupart des héritiers citadins perplexes sur
la localisation de leurs parcelles boisées peuvent s'en soulager par une gestion confiée à
des courtiers locaux sous-traitants des industriels du bois.
- III -
C'est le même mouvement qui doit nous amener à une double remise en question :
– on ne peut s'opposer à l'industrie forestière qu'en remettant en question ce couvert
forestier devenu indéfendable en l'état (délaissé et pillé, ni sauvage, ni
entretenu...), subi (avec ses machines intrusives) plutôt que vécu; en refaire un
monde sensible, associé veut dire habité avec des abords peuplés;
– maintenir la qualité d'accueil et de refuge que les Cévennes ont pratiquée pour les
migrants (protestants d'abord, plus tard juifs et antinazis pendant l'Occupation,
enfin déserteurs urbains de l'après-68) signifie remettre en cause l'existant, c'est-à-
dire la planification du territoire qui veut enfermer les Cévennes dans le réservoir-
réserve du tryptique biomasse-tourisme-résidences secondaires.
C'est dire si devient incontournable le préalable stratégique suivant : se soustraire à la
matrice idéologique convenue qui veut exempter la victime de sa propre remise en
cause, comme si la seule responsabilité était à imputer au vilain exploiteur, à la
méchante multinationale : il suffit que nous ayons été instruits par le précédent du
mouvement ouvrier qui dénonçait l'exploitation capitaliste sans remettre en cause
l'idolâtrie du travail et en perdit toute virulence révolutionnaire.
Pareillement, les opposants à la prédation sur la biomasse seraient bien avisés de faire
de cette aspiration commune à dénoncer l'escroquerie énergétique un levier pour se
remettre en cause comme citoyens et consommateurs urbanisés, victimes passives.
Comment avons-nous donc vécu pour laisser la porte ouverte aux délires
productivistes ? En renonçant à s'organiser pour nos tâches vitales, en les confiant à la
seule efficacité des médiations économiques et technologiques, nous avons cristallisé
désert rural et "métropoles" surpeuplées.
Pour nous, l'exemple cévenol atteste qu'habitat (peuplement) et ressources ont été liés en
un équilibre sans cesse réinventé, mais maintenant rompu. Il nous reviendrait en tant
qu'habitants, avec nos voisinages affinitaires, de mettre en discussion les besoins dont
on nous affuble, de nous former en " Commune" permettant de prendre nos affaires en
main, en poussant jusqu'au refus de la numérisation intégrale de la vie, et de ses relais
ces monstrueux et énergivores data centers.
En Cévennes, janvier 2017
Bogues, revue papier créée en 2013 (4 numéros parus) et bogues.fr