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mardi 6 septembre 2016

Nous devons comprendre le pouvoir des entreprises pour pouvoir le combattre, par Chris Hedges

Durant l’hiver 1941, un fossoyeur juif de Chelmno, dans la province occidentale de la Pologne, arriva à Varsovie et chercha à rencontrer à tout prix les dirigeants juifs.

Il leur a dit que les nazis raflaient les juifs, y compris les vieux, les femmes et les enfants et qu’ils les forçaient à entrer dans ce qui avait l’air d’être des bus scellés. Les tuyaux d’échappement des bus étaient redirigés vers l’intérieur des cabines. Les occupants étaient tués par le monoxyde de carbone. Il a aidé à creuser, avec d’autres, des fosses communes pour y enterrer des milliers de corps avant de réussir à s’échapper.
Sur le chemin de Varsovie, il alla de village en village, avertissant en catastrophe les juifs. De nombreux juifs, dans les villages et à Varsovie, écoutèrent son horrible témoignage sans y prêter attention.
Quelques personnes, cependant, parmi lesquelles Zivia Lubetkin qui, deux ans plus tard, allait contribuer au soulèvement de 500 combattants armés dans le ghetto de Varsovie, ont immédiatement compris les véritables intentions de l’État nazi.
« Je ne sais pas comment nous avons intuitivement partagé cette même horrible conviction : l’annihilation totale des communautés juives dans l’Europe occupée est imminente, » écrit-elle dans ses mémoires «In the Days of Destruction and Revolt ».
Elle-même et une poignée de jeunes militants se mirent à préparer une révolte. À partir de ce moment, ils vécurent dans un monde parallèle.
« Nous marchions dans les rues bondées du ghetto de Varsovie, avec des centaines de milliers de gens qui se poussaient et se dépêchaient, effrayés, hostiles et tendus, qui vivaient dans l’illusion de se battre pour leur vie, leur maigre subsistance, mais, en réalité, si on fermait les yeux, on voyait qu’ils étaient déjà tous morts … »
L’establishment des dirigeants juifs avertirent les résistants qu’ils devaient abandonner la lutte et agir selon les paramètres établis par les occupants nazis. Quand les dirigeants juifs furent informés des projets de rébellion des militants, écrit-elle, ils « pâlirent, saisis de peur ou de colère devant notre audace. Ils étaient furieux. Ils nous reprochaient notre irresponsabilité, qui allait semer dans la population les germes du désespoir et de la confusion, pour notre impertinence à oser songer à la résistance armée.
Le plus grand problème que le mouvement clandestin ait eu à affronter, écrit-elle, était « les faux espoirs, les grandes illusions ». La tâche primordiale du mouvement était de détruire ces illusions. Il fallait qu’on connaisse la vérité pour que le mouvement de résistance puisse s’étendre.

Les buts de l’État-entreprise sont, vu l’effondrement imminent de l’écosystème, aussi mortels, peut-être même plus, que les actes génocidaires accomplis par les nazis et l’Union soviétique de Staline.
La portée et l’efficacité de la propagande des sociétés rend minuscule l’immense effort entrepris en ce domaine par Hitler et Staline. On nous trompe de façon ingénieuse et efficace et à plusieurs niveaux. Les informations sont de la propagande d’État. L’attention du peuple est détournée par les divertissements, plus ou moins sophistiqués, qui, tous, ignorent la réalité et font semblant de croire que la fiction de la liberté et du progrès est réelle.
L’instruction n’est que de l’endoctrinement. Les ersatz d’intellectuels, y compris les technocrates et les spécialistes, qui obéissent à la doctrine de l’État néolibéral et impérial, utilisent leurs références universitaires et leur érudition pour tromper le public.
Les promesses de l’État-entreprise et de ses dirigeants politiques — nous vous rendrons vos emplois, nous protégerons votre vie privée et vos libertés civiques, nous rebâtirons l’infrastructure de la nation, nous préserverons l’environnement, nous vous empêcherons d’être exploités par les banques et les sociétés prédatrices, nous vous ferons vivre en sécurité, nous nous occuperons de l’avenir de vos enfants — sont l’inverse de la réalité.
La perte du respect de la vie privée, la surveillance constante des citoyens, l’emploi de la police militarisée qui se conduit, sans discernement, avec une violence qui peut être fatale — ce qui est une réalité quotidienne dans les communautés à la marge — et l’aspiration permanente à faire plonger pas moins des deux tiers du pays dans la pauvreté afin d’enrichir une minuscule élite du monde des affaires, sans compter la psychose engendrée par la guerre permanente, voici les signes avant-coureurs d’une dystopie qui sera aussi horrible que les systèmes totalitaires qui ont envoyé des dizaines de millions d’hommes à leur mort pendant le nazisme et le communisme.
L’État-entreprise n’a pas plus la volonté de réformer ou de prendre en considération les besoins et les droits des citoyens qu’on n’avait la volonté, dans la Pologne occupée par les nazis, de prendre en considération les besoins et les droits des juifs. Cependant, jusqu’au dernier moment, on cachera cette réalité sous la vacuité rhétorique de la démocratie et de la réforme. Les régimes répressifs instituent peu à peu des formes de contrôle de plus en plus dures tout en niant leurs intentions. Lorsqu’un peuple captif se rend compte de ce qui se passe, il est déjà trop tard.
C’est en utilisant des ruses sophistiquées, de belles histoires que les nazis empêchaient de se rebeller les juifs et leurs compagnons d’infortune jusqu’à ce qu’ils atteignent les portes des chambres à gaz, habituellement ornées d’une immense étoile de David. On disait à ceux qui partaient pour les camps de la mort qu’ils allaient travailler. On avait fait ressembler les rampes de débarquement de Treblinka à une station de chemin de fer avec de faux horaires de train sur les murs, une fausse horloge et un guichet. Des musiciens du camp jouaient. Les gens âgés et les infirmes étaient conduits depuis les wagons à bestiaux jusqu’à un bâtiment appelé infirmerie qui portait le symbole de la Croix Rouge, avant de recevoir une balle dans la nuque. On donnait aux hommes, aux femmes et aux enfants, qui allaient mourir dans les chambres à gaz, moins d’une heure plus tard, des tickets pour leurs vêtements et leurs possessions de valeur.
« Les Allemands étaient on ne peut plus courtois quand ils conduisaient leurs victimes à l’abattoir, » notait amèrement Zivia Lubetkin.
Les juifs dans les ghettos, qui attendaient d’être déportés dans les camps de la mort, se divisaient en deux groupes, ceux qui travaillaient pour les nazis et avaient donc certains privilèges et ceux qui ne le faisaient pas, cette division provoquant des confrontations jusqu’aux déportations finales. Et il y avait des juifs qui collaboraient avec les assassins dans le vain espoir d’être épargnés. Ils étaient organisés en Conseils juifs ou Judenrat, et avaient créé des unités de police juive, avec ceux que Zivia Lubetkin appelle « leurs copains, les spectateurs et les profiteurs, ainsi que les trafiquants de marché noir. »
Dans les camps de la mort, des juifs, pour rester en vie un peu plus longtemps, travaillaient dans les crématoires et les commandos spéciaux. Il se trouve toujours, parmi les opprimés, des gens prêts à vendre leur voisin pour quelques miettes de pain en plus. Quand il n’a plus d’espoir, il ne reste souvent à choisir qu’entre la collaboration et la mort.
Nos maîtres du monde des affaires savent ce qui va se passer. Ils savent qu’au moment où l’écosystème va s’effondrer, où les démantèlements financiers vont créer des déconfitures financières mondiales, où les ressources naturelles vont être inutilisables ou épuisées, le désespoir va faire place à la panique et à la rage.
Ils savent que les villes côtières vont être englouties par la hausse du niveau de la mer, que les rendements des cultures vont chuter, que l’augmentation des températures va rendre inhabitables de grandes parties du globe, que les océans vont être des zones mortes, que le désespoir va conduire des centaines de millions de réfugiés à s’enfuir de chez eux, et que les formes complexes de gouvernement et d’organisation vont voler en éclats.
Ils savent que la légitimité du pouvoir du monde des affaires et du néolibéralisme, qui est une idéologie aussi puissante et utopiste que le fascisme ou le communisme, va s’effondrer. Ils ont pour but de nous garder dupés et démobilisés aussi longtemps que possible.
L’État-entreprise, qui commande un système que Sheldon Wolin a appelé « totalitarisme inversé » investit des sommes considérables, 5 milliards de dollars dans cette seule élection présidentielle, par exemple, pour s’assurer que nous ne voyions pas ses intentions ni la terrible situation dans laquelle nous allons finir par nous trouver.
Ces systèmes de propagande jouent sur nos émotions et nos désirs. Ils nous font confondre les idées qu’ils nous servent avec le savoir. Ils nous font nous identifier avec la personnalité préfabriquée d’un candidat à une charge politique. Des millions ont pleuré à la mort de Joseph Staline, et il y avait parmi eux des gens qui avaient été emprisonnés dans ses goulags. Si puissant est le désir de croire à la nature paternelle d’un pouvoir despotique.

L’édifice se fissure. La défiance envers le néolibéralisme a été la force motrice derrière les rébellions dans les partis républicain et démocrate. Donald Trump et Hillary Clinton, bien sûr, ne feront rien pour arrêter les attaques des entreprises. Il n’y aura pas de réforme. Les systèmes totalitaires ne sont pas rationnels. On se contentera de réprimer plus fortement et de rendre l’endoctrinement et la propagande de plus en plus envahissants. On fera taire les dissidents, maintenant marginalisés.
Il est maintenant temps de quitter l’establishment, en clair il faut commencer à organiser des groupes, y compris des partis politiques, indépendants des machines politiques liées aux milieux d’affaires, qui contrôlent les Républicains et les Démocrates.
Il faut nous lancer dans des actes de désobéissance civile permanente, il faut provoquer des perturbations.
Notre résistance doit être non violente. Les juifs du ghetto de Varsovie, condamnés à une mort imminente et aliénés de la population polonaise très antisémite, n’avaient aucun espoir d’en appeler à l’État nazi ou à la plupart des Polonais.
Cependant nous, nous avons encore le choix. Beaucoup qui travaillent dans les structures de la classe dominante comprennent la corruption et la malhonnêteté du pouvoir lié aux sociétés. Nous devons faire appel à leur conscience. Nous devons diffuser la vérité.
Il nous reste peu de temps. Le changement climatique, même si nous arrêtons toutes les émissions de carbone aujourd’hui, provoquera, dans une grande partie de la planète, hausse des températures, ravages, instabilité et effondrement des systèmes.
Espérons que nous ne devrons jamais faire le choix sinistre que la plupart des combattants du ghetto ont fait, le choix de notre mort. Si nous ne réussissons pas à agir, cependant, ce choix définira un jour notre avenir, comme il a défini le leur.

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