Nucléaire : une maladie d’État
Thierry Ribault
Les formes multiples que revêt la transmission intergénérationnelle
de cette maladie d’État qu’est le nucléaire, ne semblent pas émouvoir.
Au contraire. "Le nucléaire est un choix français et un choix d’avenir.
C’est le rêve prométhéen !", selon Emmanuel Macron, rejoint par Corinne
Lepage. S'agit-il d'un rêve prométhéen ou d'un cauchemar ?
"C’est dit c’est fait", gazouillait sans ponctuation, Ségolène Royal sur
les réseaux sociaux, deux semaines avant les élections présidentielles,
annonçant la signature et la publication du décret autorisant l’arrêt
de la centrale nucléaire de Fessenheim. Il fallait bien une fois de plus
sauver les apparences, trompeuses par définition. De fait, outre
lʼ"indemnisation" de 450 millions dʼeuros qui sera versée à EdF dʼici à
2021 pour compenser les pertes de recettes des deux réacteurs, et les
indemnités versées jusquʼen 2041 au même opérateur en fonction de
paramètres tels que lʼévolution des tarifs de lʼélectricité, c’est aussi
au prix d’un démarrage à venir de l’EPR de Flamanville, dont le
chantier a été lancé en 2007 et le coût initial de 3,3 milliards d’euros
réestimé en 2015 à 10,5 milliards, que la fermeture de Fessenheim a été
concédée. Où l’on voit à l’œuvre Mme Royal, présidente de la COP 21,
chargée des relations internationales sur le climat, candidate
(perdante, bien que le poste ait été "promis à une femme") à la
direction du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et
accessoirement représentant spécial de la communauté des "responsables"
passés maîtres dans l’art de relancer le nucléaire en se donnant des
airs d’en sortir.
On s’en étonnera peu, tant les chantages sont monnaie courante dans ce
secteur d’activité où se vérifie pleinement la loi selon laquelle tout
ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. C’est que le
nucléaire est en effet une maladie d’État. Qu’il en soit propriétaire ou
non, que le "parc" sur lequel il est censé veiller soit en marche ou à
l’arrêt, qu’il finance l’avant catastrophe, la préparation à celle-ci,
ou sa "gestion" après qu’elle soit survenue, l’État doit indéfiniment
ponctionner les ressources collectives pour faire face à la récidive
atomique. Nous proposons de rendre compte de quelques manifestations
récentes et pour le moins spectaculaires des différentes facettes de
cette infirmité structurelle qui touche l’État atomique dans de nombreux
pays.
Un réacteur nucléaire de perdu, dix de retrouvés
Le 21 mars dernier, le ministre de l’Industrie Hiroshige Seko et la
sus-citée ministre de l’Environnement et de l’énergie Ségolène Royal ont
signé un accord de collaboration pour le prototype ASTRID de réacteur
refroidi au sodium, qui devrait démarrer "dans les années 2030" et dont
le seul coût de développement coûtera au bas mot 5 milliards d’euros.
C’est à ce prix qu’il a été mis fin, en décembre 2016, au surgénérateur
japonais … de gouffres financiers de Monju. Ce réacteur à neutrons
rapides était censé doter le Japon d’un programme complet de recyclage
de son combustible nucléaire, où le plutonium extrait du combustible
retraité pourrait être utilisé dans d’autres réacteurs. Les avaries à
répétition auront toutefois eu raison de ce projet qui a coûté 10
milliards d’euros depuis sa construction en 1986, dont l’entretien
revient à 163 millions d’euro par an, dont le démantèlement prévu pour
les trente prochaines années coûtera plus de 3 milliards d’euros, et qui
n’aura produit de l’électricité que durant six mois. Autant dire qu’au
regard de ce que ce jeune retraité aura englouti durant sa courte vie,
les parachutes dorés des patrons du CAC 40 sont de l’ordre de l’argent
de poche. Toutefois, ni l’expérience de cet échec, ni les réticences
d’un haut responsable du ministère japonais de la science considérant
encore l’automne dernier que, dans cette coopération avec la France, "le
Japon pourrait bien finir comme la vache à lait du projet français",
n’auront eu raison de l’apparente impériosité et de la réelle impéritie
nucléaristes.
Une industrie qui sait se rendre utile
Dans cette logique du "on n’a jamais rien sans rien", l’industrie
nucléaire finit toujours par avoir tout, c’est-à-dire par disposer
librement de la manne publique pour garantir sa pérennité. Quel que soit
le problème auquel nos sociétés et nos économies se trouvent
confrontées – emploi, inflation et niveau de vie, réchauffement
climatique, indépendance énergétique, balance commerciale – la
résolution prétendue de ce problème consiste désormais
quasi-systématiquement à reremplir les poches percées d’une industrie
nucléaire qui prétend depuis sa naissance, pourtant récente, que sans
son éternisation l’humanité n’a aucun avenir. C’est ainsi que la lutte
pour "sauver le climat" fait partie de la gamme très étendue des bouées
de secours lancées à une industrie indéfiniment "dans le besoin", qui a
fait sienne une des lois du maniement profitable des affaires
économiques selon laquelle ce qui ne s’étend pas doit disparaître,
faisant ainsi fi de ce que son extension fait effectivement disparaître.
Il n’a pas dû échapper aux observateurs que le plan de Barak Obama pour
le climat, récemment abrogé par l’administration de Donald Trump,
consistait à conserver le nucléaire comme "énergie de base" dans le
mix-énergétique américain, en lui garantissant une part de 20% de la
production électrique, part stable depuis trois décennies. Le Clean Power Plan
d’Obama, dans lequel "l’électricité nucléaire est un partenaire clé
pour atteindre les objectifs", appelait en effet non seulement à
maintenir les centrales nucléaires existantes, mais il enjoignait aussi à
développer leurs capacités de production et à en construire de
nouvelles.
Dans leur remise en cause de ce plan, essentiellement à coup de
communication publique et au grand dam des défenseurs du climat, les
climatosceptiques de l’administration Trump n’ont fait ni plus ni moins
qu’assurer le maintien de cette part visiblement inamovible de
l’électro-nucléaire au niveau prévu par le plan de l’administration
précédente, qu’ils prétendent pourtant avoir mis en pièces. Parler de
"contre-révolution énergétique" au sujet de Trump comme l’ont fait
certains commentateurs – données pourtant en main – mérite donc d’être
largement nuancé, et pendant qu’experts, citoyens et médias
s’invectivent sur la part à attribuer au charbon et au gaz dans la
production d’électricité, personne ne s’interroge sur la signification
de la constance avec laquelle, d’Obama à Trump (en passant par
Hollande), celle du nucléaire perdure contre vents et marées. Dans le
monde de l’Atom for Peace, le sauvetage du climat ne parvient
décidément pas à faire chambre à part avec celui du nucléaire : que l’on
soit climatosceptique ou climatocrédule, on n’en demeure pas moins un
fidèle nucléariste.
Où l’on reconnaît un État malade du nucléaire, à sa volonté de nous
familiariser avec le pouvoir de celui-ci – comme s’il avait depuis
toujours été là – et d’en garantir de ce fait la sanctuarisation, alors
même que l’on sait combien tous les usurpateurs ont toujours voulu faire
oublier qu’ils viennent d’arriver.
Le rachat de Westinghouse par Toshiba : "un modèle d’acquisition étrangère réussie"
Que le nucléaire est une maladie d’État, cela nous est amplement
confirmé, malgré l’indifférence feinte qui l’entoure, par le mode de
gestion d’un des plus gros scandales financiers de notre époque : la
falsification à répétition de ses comptes par le groupe Toshiba,
impliqué dans le démantèlement de la centrale de Fukushima, qui vient de
se solder par l’annonce d’une perte nette de 9 milliards d’euros fin
mars 2017 – soit la perte la plus importante jamais atteinte par un
industriel japonais – , une situation nette déficitaire de 5,3 milliards
d’euros, et la mise en faillite de Westinghouse, sa filiale américaine
de construction de centrales nucléaires.
Lorsqu’en 2006, dans l’euphorie de la "renaissance nucléaire", Toshiba a
racheté pour 5,4 milliards de dollars – soit deux fois son estimation
initiale – l’Américain Westinghouse, inventeur des réacteurs à eau
pressurisée dont les brevets sont à labase du parc nucléaire
français,son président Atsutoshi Nishida avait déclaré : "Je veux faire
de ce rachat un modèle d’acquisition étrangère réussie". Les autorités
japonaises ont apporté à Toshiba un soutien considérable à sa politique
d’acquisition dans le nucléaire américain, que ce soit à travers des
prêts à faible taux ou en accordant des garanties de prêts apportées par
la banque d’État Japan Bank for International Cooperation. Onze
ans, et quelques démissions plus tard, le groupe japonais de 190.000
salariés est au bord de la faillite et se retrouve contraint de céder
son activité de mémoires flash, valorisée à 12,1 milliards d’euros, qui
constituait son fer de lance, pour compenser les pertes entraînées par
le dépôt de bilan de Westinghouse le 29 mars 2017, en lien avec
l’explosion des coûts de construction de quatre centrales nucléaires en
chantier aux États-Unis.
Des racheteurs coréens, taïwanais et américains sont sur les rangs pour
reprendre l’activité de mémoires flash de Toshiba. Mais dans la
résolution de la crise que traverse le groupe, l’État japonais entend
jouer à nouveau un rôle central puisqu’il envisage d’injecter des fonds à
la fois par le biais du consortium public-privé Innovation Network Corporation of Japan, et par celui de la Development Bank of Japan.
Ces deux structures pourraient acquérir plus des deux tiers des parts
de la filiale de semi-conducteurs Toshiba Memory, valorisée à 18
milliards de dollars. La production de mémoires flash est considérée
comme une activité stratégique, car elles sont non seulement utilisées
dans le secteur civil mais aussi dans l’industrie de la défense, jouant
un rôle clef dans la sécurité nationale du Japon.
Du côté américain, l’administration Trump n’entend pas lâcher
Westinghouse, désormais mise en vente par Toshiba, dans la nature,
surtout chinoise. De fait, la nouvelle génération de réacteurs AP-1000
que Westinghouse envisageait de construire sur deux sites américains est
observée de près par la Chine dont le niveau technologique est moins
avancé. Freiner le rattrapage chinois est donc un premier motif de
réticence des Américains vis-à-vis d’un rachat éventuel. Le second motif
est plus stratégique. Bien que Westinghouse ne fabrique pas d’armes
nucléaires, un accès des Chinois à la technologie de Westinghouse
pourrait leur permettre d’améliorer leur arsenal. Ainsi, que ce soit à
travers un blocage du Committee on Foreign Investment in the United States
(CFIUS) au motif d’une menace sur la sécurité nationale, ou que ce soit
en encourageant un racheteur américain ou situé dans un pays « ami » à
se positionner sur la reprise de Westinghouse, l’État (sa bourse et
celle de ses contribuables) sera, là encore, un acteur décisif. Il en va
de même pour les Japonais, qui ne souhaitent pas voir leur voisin
chinois effectuer un bond technologique jugé préjudiciable à leurs
intérêts économiques et militaires.
Incidemment, on apprend le 5 avril 2017 que le Français Engie souhaite
exercer auprès de Toshiba son droit de revente de sa part de 40% dans le
partenariat que les deux firmes ont dans NuGen pour la construction de
trois réacteurs à Moorside, dans le nord-ouest de l’Angleterre, un
chantier confié à la défaillante Westinghouse. Toshiba est donc
désormais l’unique propriétaire de NuGen, et cherche des investisseurs
pour un projet de 20 milliards de dollars. Le gouvernement britannique
qui souhaite renouveler son parc nucléaire prospecte actuellement des
repreneurs en Corée du Sud.
Mitsubishi Heavy Industries et Hitachi sont également des constructeurs
de réacteurs nucléaires dont les aventures financières sont soutenues
par l’État : le premier vient d’annoncer, sous le haut patronage de Abe
et Hollande, l’acquisition d’une part de 5% dans une filiale d’Areva
dédiée au retraitement, tandis que le second vient d’essuyer une perte
de 65 milliards de yen dans le cadre de son partenariat avec l’américain
General Electric dans le domaine des combustibles nucléaires. Des
discussions sont en cours sur une éventuelle fusion des activités
nucléaires des trois groupes japonais.
Nous conclurons provisoirement que l’industrie nucléaire n’est pas
seulement passée maître dans l’art de faire oublier les dégâts et les
victimes de ses catastrophes, mais également dans celui de faire éponger
les factures qu’elle ne réglera jamais.
Une machine-Fukushima assoiffée de liquidités
Autre symptôme, postcatastrophique celui là, de la maladie d’État qu’est
le nucléaire, l’estimation du coût du désastre de Fukushima a été
multipliée par plus de 12 depuis 2011, pour atteindre, selon le Japan Center for Economic Research,
626 milliards d’euros en mars 2017, sans compter les coûts liés au
futur stockage des cœurs fondus. En outre, ce coût appelé à croître –
représentant près de trois fois l’estimation récente du coût d’une
sortie complète du nucléaire en France (217 milliards d’euros) réalisée
par un "think-tank" pronucléaire – n’inclue aucune dépense liée à
la détérioration de la santé des habitants du département de Fukushima
et de ceux des départements adjacents touchés par la contamination
radioactive.
Faisant fi des mesures de libéralisation du marché de l’électricité
qu’il a pourtant lui-même instaurées, le gouvernement Abe a décidé de
mettre autoritairement à contribution les opérateurs d’électricité
nouvellement arrivés, notamment les fournisseurs d’électricité issue de
ressources renouvelables, dont les tarifs d’utilisation des lignes de
transmission qu’ils empruntent seront augmentés. Ce coût sera répercuté
sur les consommateurs, y compris sur ceux ayant fait le choix de ne pas
se fournir auprès d’un opérateur d’électricité d’origine nucléaire.
On considère aujourd’hui qu’une provision pour financer les dommages
liés à un accident nucléaire aurait dû être constituée depuis les années
1960, même si, depuis les débuts du nucléaire japonais, autorités et
opérateurs se sont toujours targués de la "sûreté" de leurs
installations. Les profits accumulés par les opérateurs d’électricité
nucléaire n’étant pas considérés comme une source potentielle de
financement des dédommagements liées à l’accident, c’est donc désormais
aux Japonais ayant bénéficié d’une électricité "bon marché" dont le prix
n’incluait pas ces coûts, d’en supporter la charge réelle. Le même
raisonnement de répartition de la charge, et au final de la
responsabilité, a été adopté concernant les coûts de démantèlement de la
centrale, tant il est vrai que la machine-Fukushima a besoin d’argent
frais pour continuer à fonctionner ad vitam aeternam.
Le "rêve prométhéen du nucléaire" de M. Macron
Les formes multiples que revêt la transmission intergénérationnelle de
cette maladie d’État qu’est le nucléaire, ne semblent toutefois pas
émouvoir. Au contraire. "Le nucléaire est un choix français et un choix
d’avenir", déclarait Emmanuel Macron, le 28 juin 2016, lors de la
cérémonie d’ouverture de la World Nuclear Exhibition (WNE) qui se
déroulait au Bourget. "La WNE est la vitrine du nucléaire dans un pays
qui croit au nucléaire", avait-il encore assuré. "Nous croyons au
nucléaire, non pas parce que c’est un héritage du passé mais parce qu’il
est au cœur de notre politique industrielle, climatique et
énergétique.. Pas le nucléaire actuel, mais le nucléaire à venir. Le
nucléaire, c’est le rêve prométhéen !" avait conclu M. Macron à
mi-chemin entre l’ébahissement immature du jeune garçon devant sa
première maquette de navette spatiale et l’élan extatique du gourou de
secte religieuse..
Pour les Japonais, le rêve atomique "prométhéen" de M. Macron (rejoint
par Corinne Lepage) – qui aurait d’ailleurs tout aussi bien pu être
celui de M. Fillon, ou de M. Hamon (rejoint par Yannick Jadot) remarié
avec M. Montebourg qui déclarait à tout vent après l’explosion des trois
réacteurs nippons que "le nucléaire est une filière d’avenir", et
d’autres encore – ce rêve atomique donc, a plutôt des allures de
cauchemar : celui de l’infernale machine-Fukushima qui, depuis plus de
six ans et pour des dizaines d’années encore, s’avère une toujours plus
inépuisable, insatiable et monstrueuse dévoreuse d’eau, d’espace, de
liquidités et de liquidateurs.
Certes, Monsieur Macron ignorait en quel sens l’adjectif "prométhéen"
était judicieusement choisi : Prométhée était un Titan auquel Zeus
infligea une torture terrifiante. Or c’est à un travail titanesque
effectivement, en plus que terrifiant et mortel, que sont soumis les
hommes désormais asservis à cette machine-Fukushima, qui est la
matérialisation de l’idéologie nationale-nucléariste. Cette idéologie
nous fournit sans doute la meilleure définition que l’on puisse donner
de la maladie d’État qu’est le nucléaire : elle est cette affection qui
transforme le désastre en remède, et chacun d’entre nous en son
cogestionnaire citoyen.
Thierry Ribault